A l’occasion du 22 novembre 2013, anniversaire de l’agression portugaise de 1970, je propose une relecture de ce billet qui fut parmi les premiers que j’ai publiés dans cette série historique pour une meilleure connaissance de ce qui s’est passé dans dans notre pays sous la dictature et que tous les régimes suivants ont tenté de couvrir de mensonges.
Je connais le proverbe selon lequel on pouvait faire voir à un aveugle, mais pas à quelqu’un qui ne veut pas voir. je continue à publier des extraits des livres écrits par des victimes du régime sanguinaire de Sékou Touré. Mon but est d’aider aux jeunes qui veulent connaitre les crimes odieux de ce dictateur que de nombreux guinéens continuent à considérer comme un héros. Aujourd’hui, j’ai choisi de vous présenter les premières heures de l’agression portugaise contre la Guinée, telles que décrites par le doyen Alpha Abdoulaye Diallo ‘Portos’ dans son livre La vérité du ministre. Dix ans dans les geôles de Sékou Touré. Ce livre a été publié du vivant de M. Portos et de certains des témoins cités dans le livre, telle que Mme Andrée Touré, épouse du dictateur et Mamadou Barry dit Petit Barry, mais personne n’a encore porté plainte contre lui pour une éventuelle déformation des faits tels qu’il les décrit.
Alors que la ville est plongée dans une obscurité totale, la présidence est illuminée comme si c’était le 2 octobre, jour anniversaire de l’indépendance nationale. Le portail s’ouvre et nous montons quatre à quatre les escaliers menant au petit salon et au bureau du président Sékou Touré. Celui-ci, grave, répond au téléphone. En face de lui, Saïfoulaye et Béavogui. Sur le divan au fond de la pièce, la présidente Andrée Touré, émue, en robe de chambre. A côté Fily Cissoko. Sans saluer, nous nous asseyons à notre tour. Il règne un silence lourd, lugubre, interrompu par la sonnerie du téléphone et la voix du « responsable suprême de la révolution ». Dans le lointain, résonnent des coups de feu, des éclats d’obus et de grenades.
D’autres membres du gouvernement nous rejoignent dont Savané Moricandian, ministre des Transports (arrêté en 1971 et exécuté dans la nuit du 17 au 18 octobre 1971) et Barry Ibrahima (Barry III), ministre du Contrôle financier (arrêté en décembre 1970 et pendu au pont du 8 novembre à Conakry, le 25 janvier 1971).
Nous finissons par savoir que nous sommes victimes d’une agression de la part du Portugal.
Au bout de quelque temps, je me lève :
— « Nous ne pouvons pas rester assis comme cela, à ne rien faire…
— Je l’ai déjà dit, murmure la présidente.
— Que pouvons-nous faire ? reprend Béa.
— Téléphoner à Kindia et demander des renforts.
— La ligne de Kindia ne marche pas. Nous avons déjà essayé, répond Fily.
— Nous pouvons passer par Fria qui contactera Kindia. »
Je m’empare du téléphone et, par l’intermédiaire du standardiste de la poste, j’obtiens Fria en priorité absolue. J’informe de la situation le secrétaire général de la région de Fria, Bah Amadou Yayé et lui demande de saisir le ministre-délégué de Kindia pour qu’il nous envoie des renforts. Je passe l’écouteur à Saïfoulaye pour confirmation de ces instructions.
Je reprends aussitôt :
— « Le président ne peut pas rester ici ! Présidente, avez-vous un ami en ville et qui ait le téléphone ?
— Oui. »
Elle réfléchit un peu, hésite, veut parler. Je l’interromps :
— « Ne dites pas de nom. Allez vous habiller, Président, préparez-vous aussi. »
Ce dernier revient habillé de blanc. Je lui dis :
— « Vous ne pouvez pas rester en blanc : vous seriez une cible trop facile pour n’importe quel tireur, posté n’importe où… »
Il retourne dans sa chambre, met sur sa tenue blanche une veste marron, revêt un calot de même couleur. Un cortège se forme, composé du président, de la présidente, du ministre Béavogui, de Fily Cissoko. Je dis à ce dernier :
— « En arrivant, tu téléphoneras à la poste pour faire changer le numéro de téléphone de l’ami chez lequel vous vous rendez. Tu nous communiqueras le nouveau numéro. Je vais saisir la poste pour leur dire que tu les appelleras pour effectuer un travail urgent.»
Tous s’embarquent dans une « Ami 6 » de la présidence conduite par le chauffeur du président, Morlaye Camara, et disparaissent pour une destination inconnue. Plus tard, Fily nous communiquera le numéro de téléphone de leur refuge et Béa nous rejoindra à la présidence. J’apprendrai par la suite que le président s’est réfugié d’abord à Almamya (Conakry I), chez Mme veuve Guichard, mère du directeur général des Services de sécurité, Guy Guichard. Puis à Dixinn-Gare (Conakry Il), chez Hadja Néné Gallé Barry dont l’époux, Thierno Ibrahima Bah (Dalaba), sera arrêté et fusillé avec son frère, El Hadj Bademba, au cours de la seconde vague d’arrestations.
Nous nous organisons au mieux. Le ministre d’Etat Diallo Saïfoulaye, assis devant le bureau du président, répond aux différents appels téléphoniques et notamment à celui du président Félix Houphouët-Boigny, de Côte d’Ivoire, à qui Saïfoulaye raconte que Sékou se trouve sous la douche. Le président ivoirien se propose d’envoyer immédiatement à Conakry une délégation pour apporter à la Guinée son soutien et sa sympathie.
Sékou Touré rejette l’idée et recommande à Saïfoulaye de demander à Houphouët un message de soutien et de sympathie. Cela suffira. Selon lui, la délégation n’aurait en effet d’autre but que de se renseigner pour le compte de l’impérialisme international. Saïfoulaye rappelle le président ivoirien pour l’en informer.
De mon côté, installé dans le salon attenant au bureau du président qui, jusqu’à sa rénovation, servait de salle de Conseil des ministres avant d’être transformé en salle d’attente et de conférence pour le président, je communique directement à la poste des messages d’information destinés aux chefs d’Etat africains, au secrétaire général de l’O.N.U. et au secrétaire général de l’O.U.A. Je réponds aux multiples coups de téléphone qui viennent d’Afrique, d’Europe et d’Amérique.
J’entre en contact avec les permanences fédérales de Conakry I et Il que je baptise « Etat-Major » de Conakry I et II alors que la présidence devient le « Haut-Commandement ». En même temps, je saisis le capitaine Sylla Ibrahima, responsable de l’aviation militaire et qui deviendra par la suite chef de l’état-major de l’armée de l’Air avec le grade de commandant.
— « Tu connais la situation, pourquoi ne faites-vous pas voler les Migs pour aider à la défense ? D’ici nous apercevons les bateaux et les péniches de débarquement des mercenaires.
— Tous les Migs sont en panne.
— Il faut faire quelque chose pour en dépanner au moins un.
— Nous allons essayer.
— Et l’hélicoptère présidentiel, est-il en état de voler?
— Oui, je crois.
— Alors, faites-le décoller, qu’il survole la ville et qu’il aille atterrir à l’intérieur, à Kindia, Forecariah, où vous voudrez. »
Dans mon esprit, le vol de l’hélicoptère donnerait aux agresseurs le sentiment que le président a quitté la ville, et qu’ils ont échoué dans leur tentative.
Je téléphone à Barry Mamadou, directeur de la chaîne internationale de la Voix de la Révolution. En quelques mots, je lui fais part de la situation. Il improvisera à cette occasion un brillant éditorial.
M’adressant au ministre Saïfoulaye, je lui suggère que le président lance un appel au peuple. Je me rends à la Radio où j’enregistre une déclaration improvisée à l’adresse de la J.R.D.A., la jeunesse guinéenne. Hadja Mafori Bangoura, présidente des femmes du P.D.G.-R.D.A. en fera de même à l’intention des femmes de Guinée. Au lever du jour, vers 6 heures du matin, pour moi l’agression a échoué.
Dans la matinée, je fais un tour en ville. Malgré les coups de feu, sporadiques par-ci, nourris par-là, la vie continue, et la population, indifférente à ce qui se passe, vaque presque normalement à ses occupations. Les fanatiques du jeu de dames sont à leurs lieux de rendez-vous habituels.
Je prends contact avec un certain nombre d’amis pour préparer la retraite de notre groupe. Nous ne devions pas passer la nuit au Palais. J’en avais déjà touché un mot au ministre d’Etat Saïfoulaye. Il ne me répondit rien. Puis plus tard aux environs de 20 heures, il me lança :
— « Au fond, tu m’avais dit qu’on ne devrait pas rester ici. Où veux-tu que nous allions ?
— Je ne peux pas vous le dire. Si vous me faites confiance, je prends l’engagement d’assurer la sécurité de notre petit groupe aussi longtemps que cela sera nécessaire. »
Il réfléchit un temps :
— « Bien. Nous te suivons. »
Notre cortège, composé d’El Hadj Saïfoulaye Diallo, Ben Dadouda Touré, alors ambassadeur à Freetown, Baba Kourouma, gouverneur de Conakry, quitte la présidence, à bord de la même Ami 6 qui, tôt le matin, avait emporté le président. Une semaine durant, je me chargeai de la sécurité de ce groupe, changeant régulièrement de cachette. Nous partons tous les jours de la présidence, aux environs de 21 heures, pour y revenir vers 5 heures du matin.
Un jour, alors que la tempête s’est apaisée, je préviens le ministre d’Etat, El Hadj Saïfoulaye Diallo, des informations qui m’étaient parvenues :
— « Attention, dans le groupe d’Ismaël on commence à faire courir le bruit que cette agression est une affaire peuhle, ce qui est extrêmement dangereux. Si les Peuhls sont plus nombreux parmi les envahisseurs, c’est parce que la communauté des chômeurs Peuhls est la plus nombreuse à Dakar où le recrutement a été fait. »
Le ministre d’Etat semble méditer et me répond :
— « J’en prends bonne note et je m’en occupe.»
Cette agression, réelle, fut une occasion pour le dictateur d’intensifier la terreur dans le pays. Des milliers de personnes innocentes furent arrêtées, torturées, emprisonnées et tuées. Nous y reviendrons. La liste des victimes commença à s’enrichir immédiatement.