Maimouna Bâ, veuve du Dr. Bocar Maréga, exilée de Guinée, décorée en Cote-d’Ivoire

Le gouvernement ivoirien a décerné à Mme Maréga Maimouna Ba la médaille d’officier de l’ordre national du mérite de Côte d’Ivoire. Mais qui est cette maman?  Le site aminata.com nous présente son parcours.  J’ajouterais seulement que si la Guinée a eu une faculté de pharmacie et un laboratoire pharmaceutique, c’est grâce à cette femme.

J’ai reçu une petite rectification de la part d’un des fils de notre maman Maréga Maimouna Ba. C’est au grade d’Officier dans l’ordre national que le  gouvernement ivoirien l’a élevée.  L’Ordre national de la République de Côte d’Ivoire est un ordre honorifique ivoirien créé en 1960 pour récompenser le mérite personnel et les services éminents rendus à la Nation. Il s’agit de l’ordre le plus élevé du pays.

Dans ce billet, je reproduis un extrait d’une lettre qu’elle a envoyée au directeur du site Mémorial du Camp Boiro en 2007. Elle illustre bien la stupidité du régime dictatorial et assassin de Sékou Touré, mais aussi le courage de cette maman qui a du reprendre sa vie et son parcours de zéro en jouant le rôle brillamment le rôle du papa aussi, si tragiquement enlevé aux siens comme tant d’autres victimes innocentes qui gisent encore des fosses communes à l’emplacement inconnu à cause de la cruauté d’un individu sanguinaire et sa bande..

Dabola, 6 août 1955. Mariage de Dr. Bocar Maréga et Maimouna Bâ. Au second rang : Macki Oumar Dieng (témoin de la mariée), Mamadou Alsény Bâ (ami du marié), Kaman Diaby (témoin du marié), Fodé Bocar Maréga et le commandant français du cercle. Source: campboiro.org

Dabola, 6 août 1955. Mariage de Dr. Bocar Maréga et Maimouna Bâ. Au second rang : Macki Oumar Dieng (témoin de la mariée), Mamadou Alsény Bâ (ami du marié), Kaman Diaby (témoin du marié), Fodé Bocar Maréga et le commandant français du cercle. Source: campboiro.org

 Parmi les nombreuses victimes de la dictature, celle de Dr. Maréga illustre à elle seule combien ce régime a handicapé la Guinée par l’élimination du peu de cadres qu’elle avait. En effet, non seulement avec son arrestation elle a perdu un médecin, mais 9 autres hauts cadres universitaires et un des premiers entrepreneurs et industriels du pays furent arrêtés. Rappelons-nous d’eux en cette occasion.

Extrait du témoignage de Maimouna Bâ, veuve Maréga:

La Guinée tout entière était enveloppée dans une atmosphère lourde de tension et de terreur. On avait commencé par arrêter les officiers comme Keita Cheick. Ensuite, on a arrêté le Colonel Kaman Diaby en mars. Ce dernier était du groupe de Bocar Maréga.

Dr. Maréga fut arrêté le 12 avril 1969 vers 14 heures. Il revenait de l’hôpital. A l’époque, sa famille habitait en ville à la Corniche, près de l’hôtel de France (actuel Novotel). Les policiers sont d’abord allés le chercher à l’hôpital, mais ne l’ayant pas trouvé, ils sont venus à la maison. Ils lui ont dit qu’on le demandait au Camp Boiro. Tous les enfants (Fodé, Binta, Madani, Baba Hady) étaient dehors. J’étais dans la maison. Ils l’ont pris dans le garage. Je n’ai su qu’il avait été arrêté que par les enfants qui sont venus m’avertir, et les policiers qui sont venus perquisitionner la maison. L’un des policiers, un certain Bangoura, qui était venu perquisitionner la maison était un ancien élève de mon père, feu Bâ Madani Sabitou.

Il s’est excusé d’avoir à prendre nos affaires. Ils emportèrent tous les papiers, les appareils, cinq appareils photos, des fusils de chasse, cassettes…

Les parents et les amis sont venus à la maison pour rendre visite. Ils avaient été informés de l’arrestation. J’ai dit à ma sœur, Nima Sow (épouse de Mamadou Sow Dara), d’aller avertir mon frère Thierno Bâ de l’arrestation de Docteur Maréga. Elle est revenue nous informer que lui aussi avait été arrêté à la même heure.
C’était le début de l’hécatombe familiale : Diop Tidiane, Baïdy Guèye …

On ne les a revus que le 22 novembre 1970, lors de l’attaque des Portugais (l’agression du 22 novembre 1970). A l’époque, on n’avait pas de droit de visite. La famille ne voyait donc pas les prévenus, qui n’avaient pas non plus droit à des avocats.

Ils furent détenus au Camp Boiro, et —après le 22 novembre 1970 — à la prison centrale de Kindia.

Ils subirent le dur régime de la prison (lire entre autres, le livre de Kindo, “Dernier survivant du complot Kaman-Fodéba”). Des documents et notes en ma possession seront mis à la disposition du public lors de la publication d’un livre en cours de préparation.

Le comité révolutionnaire menait les interrogatoires. Il était composé, notamment d’Ismael Touré, Siaka Touré, Moussa Diakité, Keira Karim, général Lansana Diané, et bien d’autres.

Vingt-quatre heures après l’arrestation de Maréga, on nous a chassé de la maison de fonction que l’on occupait en ville, en face de l’hôtel de France (actuel Novotel). On est alors allé habiter notre maison à Ratoma, qui venait d’être achevée.

Mais, quand on les a condamnés, en mai 1969, la sentence incluait la saisie de l’ensemble des biens des détenus. On nous a donc chassé de notre maison de Ratoma. La maison de Matam aussi a été saisie. Nos comptes bancaires ont été vidés. En fait, il s’agissait plutôt d’un vol organisé : tous nos biens personnels y sont passés. Même nos livres ont été saisis. Un ami a retrouvé la thèse de mon mari à la Bibliothèque Nationale. On n’a jamais pensé que j’étais pharmacienne, et qu’en tant que telle, j’avais droit au logement au même titre que mon mari médecin. Et donc, une expulsion du logement ne se justifiait pas, même si l’on utilisait leurs critères à eux.

Il y avait cependant deux valises dans lesquelles j’avais mis nos papiers importants. Ces deux valises avaient été remises à Siaka Touré, avec le nom de mon mari inscrit sur chacune des valises. Quelques mois après l’arrestation de Dr Maréga, quand la tension s’est calmée, je me suis rendu au bureau de Siaka Touré pour lui expliquer que mes enfants et moi n’avions plus de papiers, tout étant dans deux valises. C’est à ce moment, qu’il a fait sortir ces deux valises, sans même que quelqu’un ne les ait ouvertes, et me les a restituées. Ils auraient pu vider les valises et jeter les papiers.

Mme. Maimouna Maréga (auteure de ce récit) en 1987 à Abidjan. Source: campboiro.org

Mme. Maimouna Maréga (auteure de ce récit) en 1987 à Abidjan. Source: campboiro.org

A l’époque, c’est Sékou Touré qui avait empêché que je sois arrêtée. D’autres souhaitaient me faire arrêter parce qu’ils estimaient que si mon mari savait quelque chose, moi aussi j’aurais du être au courant, puisque mon mari et moi étions très proches et échangions sur tous les sujets. Sékou Touré a sans doute pensé qu’il aurait pu m’arrêter quand il voulait. Il n’était pas pressé. Mais j’ai fui la Guinée avant que cela n’arrive. En effet, j’ai su par des proches que j’étais sur une liste, ainsi que ma sœur Nima Sow, qui sera effectivement arrêtée ultérieurement (1974-1975).

Entre avril mai 1969 et septembre 1970, j’avais des nouvelles de Dr Maréga parce que je payais huit gardes, pour me permettre de correspondre régulièrement et clandestinement avec mon époux. Madame Camara Balla et moi utilisions ce moyen pour rester en contact avec nos époux et leur venir en aide. Je leur envoyais de la nourriture et des médicaments (je travaillais à Pharmaguinée), et eux, les distribuaient à plusieurs détenus. Même au sein du comité révolutionnaire, j’avais un contact — un policier — qui me donnait des informations.

Vers septembre 1970, Siaka Touré a découvert notre réseau et a fait fusiller les 8 gardes. Tous furent remplacés. Siaka Touré nous reprochait de faire de la subversion. Siaka Touré lui-même est venu m’informer de cette exécution.

Vers le 20 novembre 1970, j’ai été voir Siaka Touré pour lui demander la permission officielle de correspondre avec Dr Maréga. Il m’a dit d’aller voir Sékou Touré. Madame Camara et moi y avons été à quelques jours d’intervalle. Le principe avait été accepté, mais il restait à définir les modalités. A ce moment, il y avait moins de tension, on sentait une certaine accalmie. Mais après le 22 novembre 1970, tout a été remis en cause.

A l’exception de l’ancien ministre Jean Faraguet Tounkara, tous les proches compagnons de détention furent fusillés : Moussa Touré, Camara Balla, Thierno Bâ, Tidiane Diop.

Le 22 novembre 1970, nous habitions à la Cité des Médecins, près du Camp Boiro. Les militaires portugais, vêtus de bottes et de casques, passèrent dans notre cours pour aller vers l’hôpital pour récupérer leurs malades. Toute la nuit, on a entendu des coups de feu. On était inquiet parce qu’on ne savait pas ce qui se passait.

Au cours de la matinée, les Portugais ouvrirent les portes du Camp Boiro. Les prisonniers sortirent. Ne sachant pas que nous habitions à la Cité des Médecins, Bocar Maréga, Thierno Bâ, Tidiane Diop et Baidy Guèye se rendirent chez mon oncle, le Docteur Mamadou Kaba Bâ, qui habitait alors en face de chez nous. C’est là qu’on les a vus. Ils se sont lavés et se sont changés. J’ai alors envoyé un neveu, Papa Thiam, chercher ma sœur Nima Sow et les autres. Vers midi, on a entendu à la radio que les prisonniers devaient se rendre à la permanence du Parti. Plutôt que de partir avec les Portugais, les prisonniers ont préféré se rendre, estimant que, n’ayant rien à se reprocher, ils seraient probablement libérés.

On les a amenés à la permanence à Dixinn en milieu de journée. Ils y sont restés jusqu’au soir. Je leur ai apporté à manger au cours de la journée.

C’est la dernière fois qu’on les a vus. Ils furent envoyés à Kindia, où les rumeurs indiquaient qu’ils furent fusillés. On ne sut réellement qu’ils étaient morts qu’en 1984, 13 ans plus tard, à la mort de Sékou Touré, quand les militaires ont pris le pouvoir : ils ont ouvert les portes des prisons et tout le monde a su.

Parmi les milliers de personnes arbitrairement arrêtées et exécutées par le régime de Sékou Touré, un certain nombre de personnes sont liées à feu Bocar Maréga par des liens de famille ou d’amitié très forts. Il s’agit notamment de :

  1. Baba Hady Thiam, oncle maternel de docteur Maréga (dernier frère de sa mère). Titulaire d’une licence et d’un DES en Droit. Directeur de la Banque du Commerce Extérieur.
  2. Mamadou Daralabe Sow, beau-frère de docteur Maréga. Dr Sow était l’époux de ma sœur aînée, Hadja Nima, qui sera elle-même victime directe du régime de Sékou Touré puisqu’elle fera la prison du Camp Boiro. Dr Sow était vétérinaire, Directeur du Plan, et ancien Ministre.
  3. Thierno Sabitou Bâ, mon frère cadet et beau-frère donc de docteur Maréga. Dr Bâ était diplômé de l’école vétérinaire de Lyon. Il était chargé des fermes d’Etat et de l’abattoir de Coléah.
  4. Colonel Kaman Diaby, frère adoptif de docteur Maréga. Il fut élevé par Fodé Bocar Maréga depuis l’âge de 5 ans). Chef d’Etat-Major Adjoint des Forces Armées guinéennes, il fut le premier aviateur d’Afrique francophone et fit campagne durant les guerres d’Indochine et d’Algérie. Il était diplômé de l’école d’aéronautique de Salon en Provence.
  5. Amadou Tidiane Diop, cousin de docteur Maréga, de Thierno Bâ et beau-cousin de Sow Mamadou Dara. Titulaire de deux licences. Directeur administratif de Fria.
  6. Baïdy Guèye, oncle de Bocar Maréga et cousin de Amadou Tidiane Diop. Grand commerçant et industriel guinéen.
  7. Habib Tall, arrière petit-fils d’El Hadj Oumar Tall. Directeur de cabinet de Fodéba Keita au Ministère de la Défense, ancien gouverneur de Conakry.
  8. Baba Barry, cousin de docteur Maréga. Sa mère est de Dinguiraye. Il fut administrateur-directeur de société.
  9. Mody Sory Barry, époux de Nènè Barry (sœur de Baba Barry), dont la mère est une tante.
  10. Hadja Nima Sow, belle sœur de docteur Maréga. Elle est enseignante de profession. Elle fut emprisonnée au Camp Boiro pendant 9 mois, d’octobre 73 à juillet 74.

Tous ces dix détenus sont de la famille de Dinguiraye. Comme pour beaucoup de familles en Guinée, la politique de Sékou Touré visait à détruire l’ancien ordre et spécialement les élites du pays. Madani Sabitou Bâ (père de Thierno Sabitou Bâ et beau-frère de docteur Maréga) et Fodé Bocar Maréga furent les premiers guinéens à faire leurs études en France, à l’Ecole Normale Supérieure d’Aix -en-Provence. Leurs enfants et neveux furent aussi de hauts cadres supérieurs.
Seule, Hadja Nima Sow survécut, et son récit sera communiqué bientôt.

De nombreux auteurs et témoins pensent que le dictateur aurait massacré la famille du Dr. Bocar Maréga parce que le dictateur soutient que le père de Dr. Maréga, l’aurait renvoyé de l’école.

Mme Maréga, elle-même, comme elle le dit dans son témoignage, elle a été pharmacienne. Mais elle a aussi été professeur à l’Ecole nationale de la Santé, Directrice de la pharmacie de l’hôpital Ignace Deen, ainsi que de la Pharmacie nationale Pharmaguinée. Elle a créé la Faculté de Pharmacie et sa bibliothèque.

Ostracisme et haine parmi les prisonniers des camps de la mort de Sékou Touré

Dans la panoplie de mesures mises au point par le régime de Sékou Touré pour faire souffrir ses victimes, il y a l’exposition dans ses camps de la mort d’anciennes personnalités, qui l’avaient servi, à l’ostracisme, au mépris et à la haine de la part des victimes de ces fidèles serviteurs.

Dans un billet posté par Frederic Praud présentant le livre de Dr. THIERNO BAH intitulé La légende funeste de Sékou Touré, publié sur le blog .parolesdhommesetdefemmes.fr, on peut lire:

La majorité de ces femmes et de ces hommes rivalisaient de zèle pour mériter le privilège de servir leur Fama, c’est-à-dire leur roi. Ils ne se sont jamais posé la question sur l’absence de preuves matérielles de la culpabilité des détenus malgré toutes les perquisitions faites aux domiciles des suppliciés.

Et il poursuit:

Amalgame. Il faut évoquer la confusion créée par le PDG qui a mis dans les mêmes cabines techniques des citoyens innocents à 100 % des charges dont ils sont accusés comme les Enseignants et des anciens dignitaires qui avaient siégé dans les comités révolutionnaires comme Bama Marcel Mato. Ces anciens tortionnaires, devenus victimes de la machine infernale qu’ils ont servie ont péri comme leurs anciennes proies quand ils ont cessé de plaire à Sékou et à sa famille. Cette cohabitation entre victimes à 100 % et anciens bourreaux comme le furent Émile Cissé, Madame Diédoua Diabaté a été évoquée dans le témoignage de Touré Kindo, « unique survivant du complot Kaman Fodéba » et par Kaba 41 dans son livre » ça s’est passé dans la Guinée de Sékou Touré »

Jean-Paul Alata fut parmi les plus illustres de ces personnalités qui ont connu la gloire au sein du PDG et de son gouvernement avant de connaitre la déchéance. Ce français de gauche qui avait connu Sékou Touré et les autres hommes politiques guinéens lorsqu’il servait l’administration française à Dakar, est allé en Guinée pour aider notre pays au moment où il avait le plus besoin de cadres pour remplacer le personnel que les colons avaient rapatriés après l’indépendance. Il s’est naturalisé guinéen et s’est marié avec une femme guinéenne dont il a eu des enfants. Après avoir été le tout puissant responsable du domaine économique et membre du cercle le plus proche du dictateur, il a été arrêté sous de fausses accusations, comme il était de coutume.

A l’intérieur du Camp Boiro, il fut chargé d’aider les victimes à rédiger les dépositions que les tortionnaires exigeaient d’eux. Dans l’extrait de son livre Prison d’Afrique que j’ai choisi de publier, il nous décrit le calvaire et les faux espoirs que lui et certains de ses anciens collègues proche du tyran ont vécu au Camp Boiro.

J’avais été stupéfié en apprenant sa présence [ Michel Émile] au camp Boiro. Je connaissais trop bien les sentiments d’Ismaël à son égard. N’avait-il pas dit, en ma présence, qu’il regrettait de ne pas pouvoir le faire tuer deux fois ? Sa haine exigeait sa disparition physique après l’élimination politique.

Et il renvoyait Michel Émile au bloc alors que tant d’autres étaient partis pour l’inconnu. D’après un calcul sommaire, j’estimais à deux mille le nombre des arrestations constatées à Boiro seulement de juin à novembre 1971. Il restait moins de quatre cents détenus entre le bloc et l’annexe, et parmi eux de nombreuses entrées postérieures !

En estimant à cinq cents les libérations opérées, cela faisait plus de mille cinq cents départs. Michel Émile ne cadrait pas avec ces prévisions.

Tous ceux qu’on voyait à Boiro entraient dans la catégorie des « récupérables » du ministre.

La protection du président avait-elle quand même joué? Après nous avoir abandonnés aux stryges, avait-il limé les dents aux vampires ? Pour l’instant, Michel Émile maintient une certaine bonne humeur autour de lui malgré la haine compacte qu’il soulève encore.

Des hommes comme Kantara étaient physiquement bouleversés à sa vue. Ils ne pouvaient oublier le tortionnaire de Kindia. Les insultes fusaient de tous côtés quand il passait pour la vidange. Cela ne suffisait pas aux malheureux de le voir partager leurs souffrances. Ils avaient applaudi à son arrestation; deux ans s’étaient écoulés, ils l’auraient voulu mort.

Et il avait le sourire, promenant son inconscience parmi la colère.

Je me sentais attiré par lui. Ne souffrais-je pas du même ostracisme ? Sans avoir jamais, dans le passé, dirigé ni même participé à aucune répression politique, n’étais-je pas tenu pour responsable de trop d’actes ? Mon amitié pour Sékou ne me poursuivait-elle pas encore ? Un autre intime du chef de l’État s’affaiblissait de jour en jour. Kassory. Descendu du château en mauvaise condition physique, on le croyait atteint d’hydropisie. Son ventre devenait énorme, gonflant juste sous l’estomac. Le pauvre Bangoura prenait l’allure d’une reine termite à l’abdomen démesuré. Il pouvait à peine se traîner. Ses compagnons de cellule le soutenaient pour aller à la douche, lui faisaient sa vidange.

Lui aussi ne s’accrochait qu’à l’idée qu’Il ne le laisserait pas mourir ici. Chaque jour, son ventre s’arrondissait un peu, chaque jour, il éprouvait un peu plus de peine pour se lever mais il croyait toujours impossible que le vieil ami des années de lutte, celui auquel il avait cédé son lit quand il était poursuivi par la police coloniale, ne fit pas le geste sauveur.

Guinée: Les premières heures de l’agression portugaise du 22 novembre 1970

Le gouvernement guinéen en 1963. Source: fbcdn-sphotos sur la page Facebook de
Le gouvernement guinéen en 1963. Source: fbcdn-sphotos sur la page Facebook de

A l’occasion du 22 novembre 2013, anniversaire de l’agression portugaise de 1970, je propose une relecture de ce billet qui fut parmi les premiers que j’ai publiés dans cette série historique pour une meilleure connaissance de ce qui s’est passé dans dans notre pays sous la dictature et que tous les régimes suivants ont tenté de couvrir de mensonges. 

 Je connais le proverbe selon lequel on pouvait faire voir à un aveugle, mais pas à quelqu’un qui ne veut pas voir. je continue à publier des extraits des livres écrits par des victimes du régime sanguinaire de Sékou Touré. Mon but est d’aider aux jeunes qui veulent connaitre les crimes odieux de ce dictateur que de nombreux guinéens continuent à considérer comme un héros. Aujourd’hui, j’ai choisi de vous présenter les premières heures de l’agression portugaise contre la Guinée, telles que décrites par le doyen Alpha Abdoulaye Diallo ‘Portos’ dans son livre La vérité du ministre. Dix ans dans les geôles de Sékou Touré. Ce livre a été publié du vivant de M. Portos et de certains des témoins cités dans le livre, telle que Mme Andrée Touré, épouse du dictateur et Mamadou Barry dit Petit Barry, mais personne n’a encore porté plainte contre lui pour une éventuelle déformation des faits tels qu’il les décrit.

Alors que la ville est plongée dans une obscurité totale, la présidence est illuminée comme si c’était le 2 octobre, jour anniversaire de l’indépendance nationale. Le portail s’ouvre et nous montons quatre à quatre les escaliers menant au petit salon et au bureau du président Sékou Touré. Celui-ci, grave, répond au téléphone. En face de lui, Saïfoulaye et Béavogui. Sur le divan au fond de la pièce, la présidente Andrée Touré, émue, en robe de chambre. A côté Fily Cissoko. Sans saluer, nous nous asseyons à notre tour. Il règne un silence lourd, lugubre, interrompu par la sonnerie du téléphone et la voix du « responsable suprême de la révolution ». Dans le lointain, résonnent des coups de feu, des éclats d’obus et de grenades.

D’autres membres du gouvernement nous rejoignent dont Savané Moricandian, ministre des Transports (arrêté en 1971 et exécuté dans la nuit du 17 au 18 octobre 1971) et Barry Ibrahima (Barry III), ministre du Contrôle financier (arrêté en décembre 1970 et pendu au pont du 8 novembre à Conakry, le 25 janvier 1971).

Nous finissons par savoir que nous sommes victimes d’une agression de la part du Portugal.
Au bout de quelque temps, je me lève :
— « Nous ne pouvons pas rester assis comme cela, à ne rien faire…
— Je l’ai déjà dit, murmure la présidente.
— Que pouvons-nous faire ? reprend Béa.
— Téléphoner à Kindia et demander des renforts.
— La ligne de Kindia ne marche pas. Nous avons déjà essayé, répond Fily.
— Nous pouvons passer par Fria qui contactera Kindia. »

Je m’empare du téléphone et, par l’intermédiaire du standardiste de la poste, j’obtiens Fria en priorité absolue. J’informe de la situation le secrétaire général de la région de Fria, Bah Amadou Yayé et lui demande de saisir le ministre-délégué de Kindia pour qu’il nous envoie des renforts. Je passe l’écouteur à Saïfoulaye pour confirmation de ces instructions.
Je reprends aussitôt :
— « Le président ne peut pas rester ici ! Présidente, avez-vous un ami en ville et qui ait le téléphone ?
— Oui. »
Elle réfléchit un peu, hésite, veut parler. Je l’interromps :
— « Ne dites pas de nom. Allez vous habiller, Président, préparez-vous aussi. »

Ce dernier revient habillé de blanc. Je lui dis :
— « Vous ne pouvez pas rester en blanc : vous seriez une cible trop facile pour n’importe quel tireur, posté n’importe où… »
Il retourne dans sa chambre, met sur sa tenue blanche une veste marron, revêt un calot de même couleur. Un cortège se forme, composé du président, de la présidente, du ministre Béavogui, de Fily Cissoko. Je dis à ce dernier :
— « En arrivant, tu téléphoneras à la poste pour faire changer le numéro de téléphone de l’ami chez lequel vous vous rendez. Tu nous communiqueras le nouveau numéro. Je vais saisir la poste pour leur dire que tu les appelleras pour effectuer un travail urgent.»

Tous s’embarquent dans une « Ami 6 » de la présidence conduite par le chauffeur du président, Morlaye Camara, et disparaissent pour une destination inconnue. Plus tard, Fily nous communiquera le numéro de téléphone de leur refuge et Béa nous rejoindra à la présidence. J’apprendrai par la suite que le président s’est réfugié d’abord à Almamya (Conakry I), chez Mme veuve Guichard, mère du directeur général des Services de sécurité, Guy Guichard. Puis à Dixinn-Gare (Conakry Il), chez Hadja Néné Gallé Barry dont l’époux, Thierno Ibrahima Bah (Dalaba), sera arrêté et fusillé avec son frère, El Hadj Bademba, au cours de la seconde vague d’arrestations.
Nous nous organisons au mieux. Le ministre d’Etat Diallo Saïfoulaye, assis devant le bureau du président, répond aux différents appels téléphoniques et notamment à celui du président Félix Houphouët-Boigny, de Côte d’Ivoire, à qui Saïfoulaye raconte que Sékou se trouve sous la douche. Le président ivoirien se propose d’envoyer immédiatement à Conakry une délégation pour apporter à la Guinée son soutien et sa sympathie.

Sékou Touré rejette l’idée et recommande à Saïfoulaye de demander à Houphouët un message de soutien et de sympathie. Cela suffira. Selon lui, la délégation n’aurait en effet d’autre but que de se renseigner pour le compte de l’impérialisme international. Saïfoulaye rappelle le président ivoirien pour l’en informer.

De mon côté, installé dans le salon attenant au bureau du président qui, jusqu’à sa rénovation, servait de salle de Conseil des ministres avant d’être transformé en salle d’attente et de conférence pour le président, je communique directement à la poste des messages d’information destinés aux chefs d’Etat africains, au secrétaire général de l’O.N.U. et au secrétaire général de l’O.U.A. Je réponds aux multiples coups de téléphone qui viennent d’Afrique, d’Europe et d’Amérique.

J’entre en contact avec les permanences fédérales de Conakry I et Il que je baptise « Etat-Major » de Conakry I et II alors que la présidence devient le « Haut-Commandement ». En même temps, je saisis le capitaine Sylla Ibrahima, responsable de l’aviation militaire et qui deviendra par la suite chef de l’état-major de l’armée de l’Air avec le grade de commandant.
— « Tu connais la situation, pourquoi ne faites-vous pas voler les Migs pour aider à la défense ? D’ici nous apercevons les bateaux et les péniches de débarquement des mercenaires.
— Tous les Migs sont en panne.
— Il faut faire quelque chose pour en dépanner au moins un.
— Nous allons essayer.
— Et l’hélicoptère présidentiel, est-il en état de voler?
— Oui, je crois.
— Alors, faites-le décoller, qu’il survole la ville et qu’il aille atterrir à l’intérieur, à Kindia, Forecariah, où vous voudrez. »
Dans mon esprit, le vol de l’hélicoptère donnerait aux agresseurs le sentiment que le président a quitté la ville, et qu’ils ont échoué dans leur tentative.

Je téléphone à Barry Mamadou, directeur de la chaîne internationale de la Voix de la Révolution. En quelques mots, je lui fais part de la situation. Il improvisera à cette occasion un brillant éditorial.

M’adressant au ministre Saïfoulaye, je lui suggère que le président lance un appel au peuple. Je me rends à la Radio où j’enregistre une déclaration improvisée à l’adresse de la J.R.D.A., la jeunesse guinéenne. Hadja Mafori Bangoura, présidente des femmes du P.D.G.-R.D.A. en fera de même à l’intention des femmes de Guinée. Au lever du jour, vers 6 heures du matin, pour moi l’agression a échoué.
Dans la matinée, je fais un tour en ville. Malgré les coups de feu, sporadiques par-ci, nourris par-là, la vie continue, et la population, indifférente à ce qui se passe, vaque presque normalement à ses occupations. Les fanatiques du jeu de dames sont à leurs lieux de rendez-vous habituels.

Je prends contact avec un certain nombre d’amis pour préparer la retraite de notre groupe. Nous ne devions pas passer la nuit au Palais. J’en avais déjà touché un mot au ministre d’Etat Saïfoulaye. Il ne me répondit rien. Puis plus tard aux environs de 20 heures, il me lança :
— « Au fond, tu m’avais dit qu’on ne devrait pas rester ici. Où veux-tu que nous allions ?
— Je ne peux pas vous le dire. Si vous me faites confiance, je prends l’engagement d’assurer la sécurité de notre petit groupe aussi longtemps que cela sera nécessaire. »
Il réfléchit un temps :
— « Bien. Nous te suivons. »

Notre cortège, composé d’El Hadj Saïfoulaye Diallo, Ben Dadouda Touré, alors ambassadeur à Freetown, Baba Kourouma, gouverneur de Conakry, quitte la présidence, à bord de la même Ami 6 qui, tôt le matin, avait emporté le président. Une semaine durant, je me chargeai de la sécurité de ce groupe, changeant régulièrement de cachette. Nous partons tous les jours de la présidence, aux environs de 21 heures, pour y revenir vers 5 heures du matin.

Un jour, alors que la tempête s’est apaisée, je préviens le ministre d’Etat, El Hadj Saïfoulaye Diallo, des informations qui m’étaient parvenues :
— « Attention, dans le groupe d’Ismaël on commence à faire courir le bruit que cette agression est une affaire peuhle, ce qui est extrêmement dangereux. Si les Peuhls sont plus nombreux parmi les envahisseurs, c’est parce que la communauté des chômeurs Peuhls est la plus nombreuse à Dakar où le recrutement a été fait. »
Le ministre d’Etat semble méditer et me répond :
— « J’en prends bonne note et je m’en occupe.»

Cette agression, réelle, fut une occasion pour le dictateur d’intensifier la terreur dans le pays. Des milliers de personnes innocentes furent arrêtées, torturées, emprisonnées et tuées. Nous y reviendrons. La liste des victimes commença à s’enrichir immédiatement.